jeudi 29 novembre 2012

Justice

C'est une drôle de justice qui en dit long sur le pays et sa conception du monde.

Un Emirati de 23 ans accusé d'avoir battu à mort sur un parking de Dubaï une jeune Nigériane s'en est tiré récemment avec quatre ans de prison: trois ans pour meurtre non prémédité et un an pour agression sexuelle. Il était trois heures du matin et l'homme, sans emploi, sortait d'un bar du Crowne Plaza. Dans le parking, il s'est jeté sur un groupe de Nigérianes qui rentraient chez elles parce qu'elles étaient Noires, et donc, selon lui, prostituées ou quelque chose du genre. C'est en voulant se porter à la défense d'une amie que l'homme tentait de tripoter que la victime a été frappée à coup de poings et à coup de pieds. Elle a été un mois dans le coma avant de décéder.

Autre affaire, autre moeurs. Un Emirati a écopé de la peine maximale, soit 25 ans de prison, pour avoir violé une compatriote. Ou plutôt avoir refusé de l'épouser après l'avoir entraînée chez lui et l'avoir forcée à avoir des relations sexuelles. C'était lui, avant ce viol, qui voulait l'épouser, elle qui ne voulait pas. Après cette affaire, les rôles se sont inversés et il ne répondait plus aux appels téléphoniques désespérés de la jeune femme qui l'a donc dénoncé à la police. Et voilà. 25 ans de prison.

La morale de cette histoire pour les hommes émiratis est que violer une compatriote est inacceptable, mais pour ce qui est d'une étrangère, cela dépend sans doute de son origine, de sa couleur et de sa religion...

samedi 10 novembre 2012

Le monde d'hier et d'ici...

"On aurait jugé scandaleux que des jeunes filles jouassent au tennis en jupe courte, voire les bras nus, même par le plus chaud des étés, et quand une femme bien élevée croisait les jambes en société, le savoir-vivre trouvait cela épouvantablement choquant, parce que, ainsi, elle aurait pu découvrir ses chevilles sous l'ourlet de la robe.

On ne permettait pas même aux éléments, au soleil, à l'air, à l'eau, de toucher la peau nue d'une femme. En pleine mer, elles avançaient péniblement dans de lourds costumes, couvertes du cou jusqu'aux talons (...) 

Ce n'est ni une légende ni une exagération de prétendre que des femmes sont mortes vieilles dames sans que personne , à l'exception de leur accoucheur, du mari et du laveur de cadavres, eût vu de leur corps ne fût-ce que la ligne des épaules ou les genoux (...)"


Cette description de la répression sexuelle et des névroses d'une époque n'a pas été écrite par un Saoudien ou un Afghan, mais par l'écrivain autrichien Stefan Zweig dans ses mémoires "Le Monde d'hier" qui narrent la Vienne et l'Europe d'avant 1914. Comme quoi les moeurs et les modes peuvent changer très vite et que le monde d'hier est encore bien d'actualité...



Ecoutons encore Zweig :

 "Il était parfaitement inconcevable que deux jeunes gens de même condition, mais de sexes différents, pussent faire une excursion sans surveillance - ou plutôt la première pensée était qu'il pourrait se passer quelque chose (...) 

En réalité, rien n'augmentait ni n'échauffait davantage notre curiosité que cette technique maladroite de la dissimulation; et comme on ne voulait pas laisser librement et ouvertement leurs cours aux choses naturelles, la curiosité s'aménageait dans une grande ville ses canaux souterrains, le plus souvent pas très propres.

Dans toutes les couches sociales, du fait de cette répression, on sentait chez la jeunesse une surexcitation souterraine qui se manifestait d'une manière enfantine et maladroite...

Tout cela paraît aujourd'hui, pur conte de fées ou caricature humoristique; mais cette crainte de tout ce qui est corporel et naturel avait pénétré des classes les plus élevées jusqu'au plus profond de tout le peuple, avec la véhémence d'une véritable névrose. Car peut-on encore se représenter aujourd'hui que vers la fin du siècle passé, quand les premières femmes se risquèrent à bicyclette ou à monter à cheval sur une selle d'homme, les paysans jetèrent des pierres à ces effrontées?"


La "Sharjah book fair", Mosteghanemi et Arundhati Roy


C'était la première fois que je visitais la foire du livre de Sharjah, l'une des plus importantes de la région. Elle permet au visiteur d'avoir un aperçu unique non seulement sur la création littéraire au Moyen-Orient, mais aussi sur celles en Inde et au Pakistan, dont les ressortissants forment la majorité de la population des Emirats arabes unis.

Des centaines de maisons d'édition du Maroc jusqu'en Inde en passant par le Liban ou l'Egypte avaient cette année installé leur kiosque au centre d'exposition de Sharjah. Il y avait des livres pour tous les goûts et sur tous les sujets, avec une section spéciale consacrée aux enfants et... à la cuisine. Même la police de Sharjah avait son kiosque.

La censure est quotidienne aux Emirats - il n'y a qu'à regarder un film à la télévision pour s'en rendre compte -  et cette foire est justement remarquable pour les livres "rares" qu'on y trouve. Ainsi la maison Dar Al Saqi, basée à Londres et à Beyrouth et dont les livres en anglais et en arabe sont pratiquement introuvables aux Emirats, pouvait exposer sans problème ses auteurs.

"Pendant la foire, il n'y a pas ces restrictions qui empêchent d'ordinaire nos livres d'être vendus aux Emirats", a expliqué une responsable de Dar Al Saqi.


J'ai assisté à une conférence de l'Algérienne Ahlam Mosteghanemi, l'un des écrivains arabophones les plus populaires en raison de deux romans, Mémoires d'un corps et Chaos des sens, qui avaient fait sensation au Moyen-Orient pour leur ton très libre et sensuel.

On avait réservé pour sa venue une salle immense remplie de curieux et d'admirateurs, surtout des femmes émiraties qui brandissaient leur téléphone portable pour garder un souvenir du passage de l'écrivaine. Je dis qu'il y avait des curieux car j'avais à mes côtés deux jeunes, lui Palestinien, elle Tunisienne, qui n'avaient jamais entendu parler de Mosteghanemi et qui se trouvaient dans la salle un peu par hasard, "parce qu'(ils) suivaient le mouvement de la foule".

Après la lecture d'un texte un peu fourre-tout, évoquant Napoléon, Nasser et la Palestine, l'auteure de 59 ans a accordé une séance de signatures, digne d'une vedette de la chanson ou du cinéma. Cette cohue pour faire signer un livrer faisait plaisir à voir et contrastait avec la conférence de l'écrivain libyen Ibrahim al Koni qui, lors du dernier Festival de littérature de Dubaï, avait parlé devant une salle à peu près vide.

Ma caméra était en panne et je n'ai donc aucune photo de cette conférence ni de celle de l'Indienne Arundhati Roy qui avait lieu peu après dans une autre salle, hélas plus petite. Jamais je n'ai vu une salle aussi bondée. Même les soldats émiratis ont dû intervenir pour tenter d'endiguer le flot des Indiens venus écouter en famille l'auteure récompensée du Dieu des petits riens (Gods of small things, 1997). Elle n'est pas connue que pour ce roman, le seul qu'elle ait publié jusqu'à maintenant, mais aussi pour son activisme antinucléaire, anti-globalisation et anti-impéraliste (américain, indien...). Ses prises de position en faveur de l'indépendance du Cachemire lui ont valu d'être accusée en justice de "sédition".

L'écrivaine récuse cependant de toutes ses forces l'appellation "défenseur des droits de l'Homme", trop galvaudée à son goût et victime de manipulations "démocratiques" de la part de régimes répressifs.

C'était sans aucun doute la conférence la plus politique de cette foire, mais comme elle ne concernait en rien les révoltes arabes, tout était permis.

Arundhati Roy a parlé de son écriture, confiant travailler sur un deuxième roman, mais aussi et surtout de son engagement pour les plus démunis, contre les nombreuses injustices de ce bas monde. Elle a dénoncé les drones américains dont les bombardements tuent parfois plus d'enfants pakistanais que de terroristes. Sans qu'en parlent, selon elle, les grands médias occidentaux qui font, par contre, leurs choux gras de la tentative barbare d'assassinat de la petite Malala par les talibans.

Elle a enfin égratigné au passage la loi française sur la burqa: "Vouloir retirer de force à une femme la burqa qu'elle porte, c'est la déshabiller, ce n'est pas la libérer"...