lundi 30 avril 2012

Cimetière de voitures

Rien n'est peut-être plus éloquent de Dubaï que son cimetière de voitures.

Quelque 1.400 voitures de toutes les marques et de tous les prix sont en moyenne abandonnées chaque année par leurs propriétaires, selon la police. Des Mercedes, des BMW, des Aston Martin, des Audi, des Jaguar, des Porsche, se retrouvent parfois comme des épaves échouées sur le parking de l'aéroport de Dubaï par des expatriés frappés par un soudain revers de fortune. Qui sait, il y a peut-être aussi des riches trop riches qui se départissent ainsi de leur voiture de luxe plutôt que de s'embarrasser des tracas et formalités pour la revendre.

Les voitures orphelines, reconnaissables souvent à l'épaisse couche de poussière qui les recouvre, sont récupérées par la police qui les revend à des enchères très attendues par les amateurs de bonnes affaires. Ces derniers étaient en émoi la semaine dernière quand a couru la rumeur de la vente aux enchères d'une Ferrari Enzo, un modèle rare estimé sur le marché à 1 million de dollars. Plus de 320 voitures ont été vendues à rabais, rapportant plus de 3 millions de dollars aux autorités (et des poussières sans doute à leur ancien propriétaire qui recueille selon la loi ce qui reste du paiement de leurs dettes et des frais administratifs et judiciaires encourus par les autorités), mais la Ferrari Enzo n'était pas du lot. Son tour devrait toutefois venir cet automne, d'après la police qui n'a rien dévoilé sur son malheureux (?) propriétaire. Selon la presse locale, il s'agirait d'un Britannique croulant sous les dettes et surtout les contraventions. Ce qui est sûr, c'est que la voiture trouvera un acheteur, au contraire de certains tacots qui se retrouvent au dépotoir ou, comme plus de 200 d'entre eux en 1988, jetés à la mer.

Mais il ne faut pas s'en faire, la mort rend aussi les voitures égales entre elles: la Ferrari risque de finir ses jours comme tout ce qui rutile, rouillée au fond des eaux ou dans un cimetière de ferraille.

(P.S. Il n'y a pas que des voitures à être mises aux enchères par les autorités émiraties, il y a aussi des villas et même un avion russe Iliouchine Il-76...)


mardi 17 avril 2012

Thesiger et la Fin d'un Monde

Wilfred Thesiger (1910-2003)

La fin d'un monde arrive parfois dans un battement d'aile. En l'espace de moins de quarante ans, le mode de vie des Arabes du Golfe a basculé de façon radicale. L'opulence a fait oublier la misère, l'obésité a supplanté la maigreur, les jeeps ont remplacé les chameaux, des maisons en dur ont été construites au lieu des tentes, les pêcheurs de perles ont disparu au profit des prospecteurs de pétrole, des villes climatisées ont surgi du désert que viennent désormais contempler des touristes en manque de mysticisme...

Quand l'aventurier britannique, un peu espion, un peu tête brûlée, Wilfred Thesiger revit en 1977 pour la première fois Oman et Abu Dhabi depuis ses traversées du désert à la fin des années 1940, racontées dans son livre "Arabian Sands", il eut l'impression d'être devant un "cauchemar arabe". Il y a certes parfois de la condescendance dans les récits de voyage européens. Thesiger, c'est encore l'"homme blanc civilisé" parti à la recherche du "bon sauvage". Les bédouins, écrit-il, sont "des sauvages héritiers d'une longue civilisation". Sous l'oeil de sa caméra, les Arabes ont un peu les traits des "derniers" Amérindiens, ceux-là qui tentaient encore de parcourir en nomade l'Amérique à la fin du XIXe siècle avant d'être parqués dans des réserves comme du bétail. Les "derniers" Arabes ont le teint mordu par le soleil, les cheveux longs recouverts par un foulard ou laissés libre au vent, ils sont sales, hirsutes, pieds nus, et posent toujours avec le fusil qui leur sert à se protéger des bêtes et des tribus rivales qui sillonnent la région. Comme les Indiens d'Amérique, ils respectent plus que tout le courage et la générosité dans l'adversité. Mais là s'arrête sans doute la comparaison entre les deux peuples. Les Indiens d'Amérique n'ont pas connu les rigueurs et les raffinements de la civilisation de l'islam, mais une christianisation qu'ils ont souvent rejetée, car cette religion venue du Proche-Orient, tout à fait étrangère à leurs moeurs et à leur culture, marquait un pas de plus dans leur déclin face à des hordes d'Européens toujours plus nombreux et sans pitié pour ces "sauvages".

Wilfred Thesiger Collection
Thesiger raconte dans "Arabian sands" un monde irrémédiablement révolu mais qui aide à comprendre le parcours des sociétés issues du désert, comme celle des Emirats arabes unis, leur sens de l'hospitalité, de l'honneur et de la démesure, leur générosité mais aussi leur intolérance pour tout ce et tous ceux qui s'écartent de la norme. C'est le groupe qui compte, pas l'individu (en ce sens, l'abaya et la dishdasha tiennent tout à fait de l'uniforme qui a pour but de donner une identité à un groupe et de masquer l'identité individuelle). Sur l'hospitalité, un épisode du livre est remarquable. Thesiger confie son désarroi quand, affamé, au bord de l'épuisement après avoir tourné pendant près d'un mois dans le désert, il voit lui échapper le lièvre qu'il s'apprêtait à manger avec ses deux compagnons arabes. C'est qu'au moment où le lièvre grillait sur le feu, trois hommes étaient apparus au loin sur leur chameau. Il fallait les accueillir en assurant qu'on avait déjà mangé, qu'on était rassasié, que ce lièvre était pour eux. Un exercice de renonciation très difficile quand la faim nous tenaille.


Wilfred Thesiger Collection
Ce qui frappa aussi Thesiger, c'est la relation complexe qu'entretenaient les Arabes avec leurs esclaves. Ces derniers, écrit-il, "portent parfois de riches habits", peuvent se montrer insolents à l'égard d'un membre d'une tribu autre que celle de leur maître et "manger aux côtés du maître qui les sert parfois lui-même". L'islam a joué sans aucun doute un rôle bénéfique à cet égard. L'esclavage a été aboli dans les années 1960 aux Emirats arabes unis. Les esclaves, pour la plupart d'origine africaine, ont été affranchis sans heurts, ils ont reçu la nationalité, le nom de famille de leur ancien maître, et tous les privilèges accordés aux Emiratis. Il n'y a pas de barrière de "race" apparente comme dans le sud des Etats-Unis, plus d'un siècle après la guerre de Sécession. Mais c'est un passé qu'on veut tout de même oublier, consciemment ou non. Au musée d'histoire de Dubaï, l'esclavage n'est pas un thème. Et quand on raconte l'histoire des pêcheurs de perles, on omet très souvent de dire que beaucoup d'entre eux étaient des esclaves noirs.

La force des Arabes, c'est d'avoir su attirer sur leurs terres arides des gens de partout pour y construire un monde nouveau. Ce n'est certainement pas le "cauchemar arabe" qu'avait vu Thesiger à son retour dans la région, mais ce nouveau monde très matérialiste n'est pas non plus un paradis, loin de là. Ces Arabes qui vivaient il y a à peine 50 ans dans des conditions extrêmes, avec à peine de quoi se nourrir et boire, connaissent aujourd'hui le confort. Sans même avoir besoin de travailler parfois. Ils ne voudraient sans doute pour rien au monde revenir en arrière. Même s'ils sont devenus largement minoritaires dans leur propre pays et qu'ils doivent parler anglais s'ils veulent se faire servir dans les cafés, les supermarchés, les hôpitaux... Selon une étude d'une université émiratie, beaucoup d'enfants émiratis, élevés en anglais, sont incapables de converser avec leurs grands-parents qui ne parlent que le dialecte local. Les Emiratis connaissent désormais les problèmes liés à la "modernité": hausse du taux de divorce (un sur trois), baisse du taux de natalité.... C'est peut-être le prix à payer pour la prospérité.

Dubaï 2012 Copyright Sylvie A Briand

jeudi 5 avril 2012

Ces Chrétiens qui vivent aux Emirats

A l'entrée du complexe catholique Sainte Marie
Le révérend Dilkumar sourit modestement quand on lui dit qu'il incarne "l'une des plus grandes réussites chrétiennes" dans le golfe Arabique. Une réussite qui pourrait sembler paradoxale sur cette terre d'islam mais qui porte les couleurs excentriques de Dubaï... Ce Sri lankais de 59 ans, le teint sombre, le corps svelte, a connu son "chemin de Damas" dans la plus cosmopolite des villes arabes. Ingénieur civil, il quitte son île en 1983 pour s'installer dans l'Emirat. Il travaille pour "une grande multinationale" mais sa vie est un chaos. Il boit trop et accumule les ennuis financiers et de santé. Invité par un ami à assister à une séance de prières dans la maison d'un particulier, il est "foudroyé par Dieu". Pendant sept ans, il prie, il regarde, il écoute. En 1991, il fonde "sur ordre de Jésus" sa propre église évangéliste, la "King's revival Church". Au début, il prêche devant cinq fidèles chez lui à la maison. Mais la nouvelle de ses "miracles" se répand aussi vite qu'on construit des tours à Dubaï. Aujourd'hui, ils sont des milliers de toutes les "nationalités chrétiennes" à venir le voir et l'entendre, mais aussi et surtout pour qu'il pose ses mains sur eux, les malades, les sourds, les aveugles, les paralysés, les désespérés. "Jésus m'a donné son pouvoir, le pouvoir de guérir avec son amour". Le révérend l'affirme de sa voix grave, profonde, mélodieuse, une voix envoûtante qu'il a dû beaucoup travailler. Quand il me raconte son histoire, c'est comme s'il avait devant lui un millier de fidèles. Son regard cherche un horizon sans jamais s'arrêter sur moi, il répète des mots, des phrases qu'accompagne une chorégraphie très étudiée des bras et des mains.

C'est dans les bureaux exigus de son organisme de charité que le révérend m'a reçue. Rien de luxueux. Seule une plaque près de la cage d'escalier au rez-de-chaussée d'un édifice commercial indique la "fondation" du révérend. Drôle d'endroit pour un organisme de charité. Même le taxi qui me conduisait dans cette zone industrielle d'entrepôts et de garages s'est perdu. C'est Philip le Philippin, jeune adjoint du révérend et lui-même pasteur, qui a dû venir à ma rescousse dans sa jolie voiture sport rouge. L'organisme de charité est officiellement enregistré auprès des autorités, pas l'église qui oeuvre sous l'égide de l'Eglise anglicane, la Holy Trinity Church, m'explique le révérend. Selon l'administrateur de l'Eglise anglicane, "120 groupes" évangélistes oeuvrent aux Emirats sous le couvert de la Holy Trinity Church. Mais c'est le révérend Dilkumar qui a le succès le plus éclatant. Il est désormais à la tête d'une équipe de 32 pasteurs répandant la bonne parole dans une dizaine de langues, de l'ourdou au tagalog en passant par l'arabe, pour plus de 8.000 membres à travers les Emirats. Il compte aussi 242 missions à l'étranger, il a ses émissions de télévision en Afrique et en Asie comme les preachers américains et un magazine qui cite abondamment les témoignages des "miraculés". D'où lui vient son argent? "Des dons des fidèles", répond-il tout de go. Les "miracles" sont gratuits, mais l'espoir d'un "miracle" peut parfois payer beaucoup.

Le révérend Dilkumar donne la bénédiction aux fidèles après la messe
Retour dans la voiture rouge de Philip. Il me reconduit chez moi sur une route à plusieurs voies qui s'étire tout droit dans le désert. La seule chose qu'il n'aime pas de Dubaï, c'est la chaleur, l'été. Il est très content de travailler à temps plein pour l'Eglise. Le boulot ne manque pas. Dubaï, c'est très bien pour la religion. Il y a tellement d'expatriés esseulés qui sont venus dans cette ville occuper les petits métiers que personne ne veut. Ils triment dur douze heures par jour comme domestiques, chauffeurs de taxi, serveurs, livreurs. Ils versent une partie de leur salaire à leur famille restée au pays qu'ils visitent une fois par an, si tout va bien. Il y a aussi des riches rattrapés par leur conscience, la maladie ou une tragédie. "Ces gens-là ont besoin d'amour et d'espoir, ils ont besoin de Dieu, de la parole de Dieu qui est pour tout le monde", dit Philip qui ne serait pas étonné si des musulmans et des hindous se glissaient parfois en douce dans l'assistance. "Ici, les chrétiens sont libres tant qu'ils respectent la loi. Ce n'est pas comme en Arabie saoudite". Il connaît plein d'histoires de Philippins qui, embauchés comme domestiques au royaume des Saoud, se sont fait attraper, les yeux fermés, les mains jointes, dans une réunion de prière clandestine. Ni une ni deux, manu militari ils ont été incarcérés puis déportés. L'Arabie saoudite interdit toute autre religion que l'islam sur son sol, berceau de Mahomet. Philip me dépose devant chez moi. "Il faut absolument venir à l'office pour le jour des Rameaux" qu'on marque à Dubaï le vendredi, jour férié, et non le dimanche, jour ouvrable.

Les fidèles du révérend Dilkumar (copyright Sylvie A. Briand)
Le complexe protestant placé sous la tutelle de l'Eglise anglicane, la Holy Trinity Church, se trouve sur la rue Oud Metha, un quartier d'églises, d'hôpitaux et d'écoles pour étrangers. Une centaine de groupes évangélistes comme la King's Revival Church, des "Born again" et autres, y défilent les uns après les autres dans des salles surchargées de fidèles qui se regroupent souvent selon leur nationalité et leur langue: philippins, coréens, indiens, pakistanais, sri lankais, égyptiens, sud-africains, etc. Les Coptes disposent aussi d'un lieu de prière dans ce complexe. Il faut monter un escalier étroit jusqu'au deuxième étage d'un édifice, encombré au premier palier par des vendeurs d'encens et d'icônes et, plus haut, aux portes de l'église, par des vendeuses de pain, de gâteaux et de pâtés. Les enfants courent, les parents parlent un peu trop fort, on manque d'espace, c'est un peu l'Egypte. La messe est finie, c'est l'heure de la catéchèse. Comme il n'y a pas d'autres locaux disponibles, on met les plus petits dans un coin, les jeunes filles dans un autre, les parents restent derrière à discuter les nouvelles du jour, on s'entend mal dans cette cacophonie "mais que faire?", lance une responsable.

Copyright Sylvie A Briand
Les Emirats arabes unis font preuve de plus de tolérance à l'égard des chrétiens que l'Arabie saoudite ou même l'Egypte. C'est facile, certains diront, puisque les chrétiens ne sont que de passage dans les pays du Golfe qui ne "nationalisent" jamais les expatriés, même s'ils sont nés et ont grandi sur leurs terres. Mais pour un Copte, vivre à Dubaï, c'est pouvoir pratiquer sa religion sans crainte de harcèlement ou de discrimination. "Aux Emirats, si nous suivons la loi, nous n'avons pas de problèmes. La loi nous protège. En Egypte, même si nous suivons la loi, nous nous faisons attaquer", estime un ingénieur sur les bancs de la petite église copte.

A une cinquantaine de mètres de la Holy Trinity Church, pas très loin de la station de métro Oud Metha, se dresse le complexe catholique Sainte-Marie, sous la juridiction du Vatican. Moi qui ai l'habitude des églises vides du Québec, jamais je n'ai vu rassembler autant de chrétiens, majoritairement des Libanais, Syriens, Palestiniens mais aussi des Arméniens "libanisés". A l'extérieur, des centaines de Philippins attendaient leur tour et leur messe en tagalog en cherchant un peu d'ombre. Les Arabes ont fini par sortir, rameaux en main, pour entamer une brève procession à l'intérieur de l'enceinte de l'église. Leurs chants se perdaient sous la harangue sonorisée d'un imam faisant office dans la grande mosquée d'en face. Sur le chemin du retour, nous croisions des hommes en shalwar kamiz, l'habit traditionnel afghan et pakistanais, qui, en retard pour la prière du vendredi, marchaient à grands pas vers la mosquée.

Procession devant l'église Sainte Marie, derrière, une mosquée 
Il y a au total 34 églises sur le sol émirati (Al Ain, Abu Dhabi, Sharjah, Fujeirah, Ras al Khaimah...) pour des chrétiens qui forment environ 9% de la population. A Dubaï, les chrétiens disposent depuis quelques années d'un autre complexe multi-confessionnel (protestant, catholique, orthodoxe), installé un peu en retrait de la ville, dans une zone désertique sur la route du grand port industriel de Jebel Ali. C'est plus grand et confortable que les églises d'Oud Metha, mais aussi moins pratique et plus difficile d'accès pour les croyants sans voiture. "Qu'on soit si loin, ça dit beaucoup", résume un avocat libanais. Les cloches sont interdites tout comme les signes chrétiens "ostensibles"qui pourraient être vus de l'extérieur du complexe. On trouve tout de même sur les murs et les façades des motifs très stylisés qui pourraient très bien ressembler à une croix. Les processions ne doivent bien sûr pas franchir le portail de l'enceinte et tout prosélytisme est interdit alors que, faut-il le rappeler, un musulman qui abandonne sa religion pour une autre pourrait être en danger de mort.

J'ai toujours pensé que les sociétés arabes sont à l'image de leurs habitations traditionnelles: une façade propre et irréprochable, mais opaque, sans autre trouée qu'une large porte qu'on garde le plus souvent fermée. C'est à l'intérieur de l'enceinte, à l'abri des regards, que fleurit la vie libre, que les femmes se dévoilent, que les langues se délient, que les coeurs parlent. Les chrétiens apprennent à vivre comme les habitants du Golfe: on peut tout faire mais dans la discrétion et l'intimité. 

Les Coptes sont très fiers de leur grande église dans le complexe de Jebel Ali. Les bancs et l'autel sont faits avec du bois importé d'Egypte. Maguid vit depuis une trentaine d'années à Dubaï. Il raconte avoir rencontré une seule fois des problèmes liés à sa chrétienté. C'était à la fin des années 1980. Il travaillait alors dans une société de télécommunications et s'était lié d'amitié avec deux employés émiratis. Ces derniers l'ont un jour invité à venir prier avec eux à la mosquée, Maguid a décliné en expliquant qu'il était chrétien. "Ils étaient éberlués. Il m'ont dit n'avoir jamais parlé avec un chrétien arabe et que jamais ils auraient pu imaginer que j'en étais un puisqu'ils pensaient que tous les chrétiens étaient des gens mauvais", dit Maguid. Mais ses deux amis vont se montrer sans doute trop chaleureux à son égard devant un compatriote salafiste qui dénoncera Maguid à la police. "La police est venue m'interpeller en m'expliquant que quelqu'un m'avait accusé de prosélytisme. J'ai passé trois jours en prison avant d'être totalement blanchi et relâché. L'enquêteur de la police a été très bien. Il m'a dit de faire très attention à un tel au bureau, que c'était lui mon délateur. Celui-ci a fait six mois plus tard un très grave accident de moto qui l'a laissé paralysé. Un ami émirati m'a téléphoné pour m'annoncer cette nouvelle en me disant: tu vois, Allah n'aime pas les menteurs et les méchants, Il finit toujours par les punir".

L'église copte de Jebel Ali
Tant que les chrétiens ne partent pas à la conquête des musulmans, les Emiratis ne voient rien de répréhensible à leur présence. Ceux qu'ils redoutent, ce sont les musulmans chiites et non pas les chrétiens qui ne sont plus depuis longtemps une force politique dans les mondes arabes, même au Liban où ils ont été mis hors jeu par la guerre civile et les accords de Taef en 1989. On ne peut pas en dire autant des chiites. Ce sont eux aujourd'hui qui, par la force des armes, ont la haute main sur le Liban. Ce sont eux aujourd'hui qui dirigent Bagdad. Ce sont eux aujourd'hui qui se révoltent au Bahreïn et essaient de se manifester en Arabie saoudite pour réclamer plus de droits. Ce sont eux qui soutiennent le régime de Bachar al Assad, issu d'une minorité musulmane proche des chiites, les alaouites. Et derrière eux il y a souvent l'Iran, le plus grand pays chiite au monde, ennemi juré de l'Arabie saoudite et de ses alliés sunnites.

Aux Emirats arabes unis, les chiites (environ 15% des musulmans) doivent former leurs imams sur place, et non pas en Iran comme c'est la norme pour leurs confrères du Liban, d'Irak ou d'Afghanistan, et leur nomination doit être approuvée par les autorités locales. On raconte que les visas d'entrée au pays sont devenus extrêmement difficiles à obtenir pour les Arabes chiites ou alaouites.

Les chiites arabes ont toutefois une chose en commun avec les chrétiens arabes, ils se définissent par ce qui les distingue en tant que minorités, par ce qui les fait ou les a fait souffrir. Leur "arabité" n'est pas niée, mais elle est secondaire. Maryam est persécutée parce qu'elle est copte et non pas parce qu'elle est Arabe, elle se sent donc copte d'abord et avant tout; Ali est victime de discrimination parce qu'il est chiite et non pas parce qu'il est Arabe; il se sent donc chiite d'abord et avant tout et peut bien faire alliance avec les Perses. C'est la même chose partout. Au Canada, les francophones ont été discriminés parce qu'ils parlaient français et c'est pourquoi la langue - et non la religion catholique qu'ils ont pu toujours pratiquer librement - est au coeur de leur identité.

Le révérend Dilkumar bénit, lui, le ciel d'avoir été "transplanté sur cette terre gouvernée par des gens éclairés par l'esprit de tolérance et de concorde, l'esprit de Dieu". Une terre qui le laisse aller et venir à sa guise et dire ce qu'il veut de Jésus devant ses fidèles. Le reste ne l'intéresse pas. Il ne s'inquiète guère du récent appel du grand mufti saoudien, la plus haute autorité religieuse dans ce pays, à détruire les églises implantées dans le Golfe. L'Arabie saoudite est certes voisine des Emirats mais c'est un tout autre pays. "Je pourrais m'installer ailleurs, mais c'est ici que je me sens bien, où je veux rester avec mon épouse et ma fille. Je me sens ici en sécurité".