Dommage que le poète syrien Nizar Qabbani (1923-1998) soit si peu traduit, si peu connu, hors des frontières arabes. Il a conquis le coeur des Arabes avec ses chants d'amour passionnés, mais quand on perd l'être cher, Belkis, dans un attentat à l'explosif, l'amour devient douleur et la poésie, une armée de mots à l'assaut des maux si nombreux dans les mondes arabes. Il va sans dire que les poèmes engagés de Qabbani ont été interdits de publication dans la région jusqu'à tout récemment (et le sont encore dans certains pays). Le poète est mort en exil à Londres, loin du régime syrien de Hafez al Assad, qui dirigeait alors le pays. Bachar al Assad, le fils, est désormais aux commandes mais rien n'a vraiment changé au pays d'"Antara", aujourd'hui à feu et à sang, comme l'aurait peut-être écrit Qabbani.
Antara (ou Antar comme son nom a été traduit en français), c'est d'abord un héros arabe de l'ère pré-islamique. L'enfant méprisé d'une esclave noire qui, par son courage, se forge un destin et gagne le coeur de la belle Abla. Des siècles plus tard dans "une époque arabe qui fait profession d'assassiner les poèmes" (dixit Qabbani), Antara est devenu sous la plume du poète le prototype du dictateur tout-puissant et omniscient qu'ont connu ou connaissent encore tant de pays sur tous les continents.
Antara
C'est un pays pareil à un appartement meublé
appartenant à un certain Antara
Il s'enivre la nuit à nos portes
et dévore le fruit de nos loyers
Il butine les femmes
et fusille les arbres, les enfants, la tendresse
et les doigts parfumés
C'est un pays tel un domaine tout
entier livré à Antara
Son ciel, ses vents, ses femmes
Ses champs verdoyants
Toutes les fenêtres affichent la photo
d'Antara
Toutes les places portent le nom
d'Antara
Antara est partout, sur nos vêtements,
le sac à pain, la bouteille de coca,
le chariot de choux et le melon,
dans nos rêves agonisants
dans nos rêves agonisants
aux douanes et sur les
timbres,
dans les stades et les pizzerias,
et sur tous les billets contrefaits
C'est une ville que fuient les réfugiés
Pas une souris, pas une fourmi,
pas un ruisseau, pas un arbre,
rien qui ne puisse surprendre l'oeil du voyageur
hormis les portraits géants du général
Antara
Dans les salons, les palais somptueux
de sa prodigalité
Au jour joyeux de son enfantement
Rien de nouveau jamais dans cette ville
momifiée
Peine et mort nous sont refrain
A nos lèvres toujours l'amer café
Depuis notre naissance nous gisons captifs d'une cloche de verre
Et d'une langue de bois
Depuis l'école nous ne lisons qu'un seul récit narrant la force d'Antara
la générosité d'Antara, les miracles
d'Antara
Pas un film arabe qui ne montre Antara
dans les cinémas de notre ennui
Rien ne nous intéresse à la radio le
matin
Car c'est Antara qui ouvre le bulletin
Et le sujet de la troisième,
cinquième, neuvième, dixième nouvelles
C'est Antara
Et le programme suivant présente
encore une composition d'Antara
jouée sur la table d'un Qanoun*
Et les tableaux sont des
gribouillages d'Antara
Et les plus médiocres des poèmes
s'envolent de la bouche d'Antara
C'est un pays
Où les poètes prêtent leur plume
au plus savant des lettrés, Antara
Ils fardent sa laideur, brodent ses mémoires, propagent ses idées
et battent le tambour de ses guerres
triomphales
La seule étoile du petit écran
C'est Antara
avec son maintien gracieux ou son sourire
éloquent
Un jour il est duc ou émir
Un jour il est pauvre travailleur
Un jour il est sur un tank russe
Un jour il est sur un blindé
Un jour il est sur nos côtes brisées
Nizar Qabbani (traduit par moi, donc indulgence)
*Le Qanoun est un instrument à cordes traditionnel arabe. Mais Qanoun veut aussi dire « loi »
en arabe, d'où le jeu de mots qui fait rire l'assistance sur cet enregistrement audio du poème récité par Qabbani lui-même.