It's a real shame that the works of Nizar Qabbani (1923-1998) haven't been translated much and that he is so little known outside the borders of the Arab world. He conquered the hearts of the Arabs with words of impassionate love, and when he lost his dear Balqis in a bomb blast, his love turned into an enduring pain and his poetry became an army of words combatting the numerous ills of the Arab world. Needless to say that Qabbani's poetry was banned in the region until recently (and remains so in certain countries). The poet passed away in exile in London, far away from the Syrian regime of Hafez al-Assad, who was then at the helm of the country. Bashar al-Assad, his son, is now in power but nothing has really changed in the country of ''Antara'' except for the bloody unrest, as would have written Qabbani.
Antara was an Arab hero from the pre-Islamic era. He was the despised son of a black slave who made his fortunes through acts of bravery and won the heart of the beautiful Abla. Centuries later, and as Qabbani once wrote, ''in an Arab era which has specialized in assassinating poems,'' Antara became, under the pen of the poet, the prototype of the almighty and omniscient dictators who ruled or are still ruling so many countries across all continents.
Antara
This country is a furnished apartment
Owned by a man called Antara
He gets drunk all night long at its gates
And collects the rent from the tenants
He asks its women for marriage
And shoots on its trees, on its children, on its eyes
And on its scented fingers
This land is a private farm belonging to Antara
Its sky, wind and women
Its green pastures
All windows bear Antara's picture
All public squares carry Antara's name
Antara lives in our clothes
In the loaf of bread, in the bottle of cola
And in our dying dreams
In the lettuce and watermelon carts
In the buses and in the train station
In the airport customs and on the postal stamps
On the football fields
In the pizza restaurants
And on all the denominations of forged currencies
An abandoned, refugee city
Not a single mouse, an ant
Or a brook or a tree
Nothing to amaze the tourists
Except the official, authorized portrait
Of General Antara
In the drawing room,
On his happy birthday
In his sumptuous, walled palaces
Of prodigal extravagance
Nothing new in the life of this colonized city
Our sorrows and deaths repeat themselves
The aroma of coffee on our lips repeats itself
Since our birth, we are imprisoned in a bell jar
And in double-talk language
When we start school,
We study a single biography
Which tells us about the might of Antara,
And the generosity of Antara,
And the miracles of Antara
At all cinema theaters,
We only watch a tedious Arabic movie
Starred by Antara
The first piece of news is about Antara
The third piece of news, the fifth, the ninth and the tenth
Are all about Antara
There is nothing in the second program
Except a Qanun musical piece composed by Antara,
An oil painting scribbled by Antara
And a medley of the worst poems sung by Antara
The writers give their voice
To the most erudite of intellectuals: Antara
They embellish his ugliness, they write the history of his era, they spread his thought
J'ai traduit un court poème d'un autre auteur syrien de premier plan peu connu hors des mondes arabes, Mohammed al Maghout. Décédé en 2006 à l'âge de 72 ans, il était aussi dramaturge et scénariste. Bien sûr, il a connu la prison et l'exil, comme nombres d'intellectuels syriens. Sa poésie est sombre et parfois violente, à l'image de son époque...
L'Orphelin
ah
le rêve
le rêve
ma voiture étincelante d'or
est en morceaux et ses roues
roulent comme les gitans
en tous lieux
J'ai rêvé une nuit du printemps
et à mon réveil
des fleurs fleurissaient mon oreiller
J'ai rêvé une fois de la mer
et au matin
nageoires et coquillages couvraient mon lit
mais quand j'ai rêvé de la liberté
des piques encerclaient mon cou
telles une auréole
Ne me cherchez plus
sur les quais attendant un bateau ou un train
Vous me trouverez désormais dans les bibliothèques
J'ai cherché partout sur internet et dans les librairies, en vain. Les oeuvres du poète syrien Nizar Qabbani (1923-1998) sont à peu près introuvables en français pour une raison que j'ignore. Je me suis donc attelée à la traduction de Balqis dans sa version intégrale. C'est l'un des plus beaux poèmes de Qabbani, l'un des plus forts et des plus émouvants aussi. Qabbani l'a écrit après la mort de sa femme irakienne Balqis, tuée le 15 décembre 1981 dans l'explosion de l'ambassade d'Irak à Beyrouth. Le Liban se consumait alors dans une guerre civile dévastatrice, comme la Syrie aujourd'hui.
Nizar Qabbani avec sa femme Balqis
Balqis
Merci à vous
Merci à vous
d'avoir tué ma bien-aimée.
Sur la tombe de la martyre
et de mon poème trépassé,
vous pouvez trinquer.
Est-il un autre peuple que le nôtre
qui assassine le poème?
Balqis
était la plus belle reine de Babel
Balqis
était le plus grand palmier d'Irak
elle marchait sous escorte
de paons et d'antilopes
Balqis, ma douleur
la douleur du poème à peine effleuré
Les épis pousseront-ils
encore sur la poussière de tes cheveux
?
ô verdoyante Ninive
ô blonde bohémienne
ô vagues du Tigre printanier
portant aux chevilles
les plus beaux anneaux
ils t'ont tuée Balqis.
Quelle est cette nation arabe
qui assassine le chant du rossignol?
Où est passé Samuel
où est parti Al Muhalhil (1)
Où sont allés nos valeureux guerriers ?
Les tribus ont dévoré les tribus.
Les renards ont tué les renards.
Les araignées ont tué les araignées
Je le jure par tes yeux
abritant un million de constellations.
Je te raconterai, ô ma lune,
d'étranges choses sur les Arabes
L'héroïsme est-il un leurre arabe?
Ou est-ce l'Histoire qui est, comme
nous, mensongère?
Balqis
ne disparais pas de mes yeux
car sans toi le soleil n'éclairera
plus le rivage.
Lors de l'instruction, je dirai :
le brigand a pris l'habit du combattant
Lors de l'instruction, je dirai:
le brave commandant est devenu
sous-traitant
je dirai:
cette histoire de rayonnement
est la plus mauvaise blague qui soit
Nous sommes une tribu parmi d'autres
Voilà toute l'histoire ô Balqis
Voilà comment l'homme distingue
un jardin d'un dépotoir...
Balqis
Toi la martyre toi le poème
Toi la pureté et le cristal
Le royaume de Saba réclame sa reine
Rends donc au peuple son salut
Toi la plus grande des reines
Toi la femme incarnant la gloire
de l'époque sumérienne
Balqis,
Tu es le plus exquis des oiseaux
le plus précieux des tableaux
plus sacré que les larmes mouillant
les joues de la Madeleine.
Ai-je été injuste à ton égard
le jour où je t'ai tirée des rives
d'Adhamiyah? (2)
Chaque jour Beyrouth tue
et chaque jour une victime
naît dans sa ligne de mire.
La mort rôde
dans notre tasse de café
la clef de notre maison
sur les fleurs de notre balcon
dans les journaux
et les lettres de l'alphabet
Nous en sommes là, Balqis,
de retour à l'âge des païens
de retour à la sauvagerie
l'arriération, la laideur, la
mesquinerie
de retour encore à la barbarie
Où écrire est un voyage
entre deux éclats d'obus.
Où tuer un papillon dans son champ
devient une affaire d'Etat.
Connaissez-vous ma bien-aimée Balqis?
Elle est le point d'orgue du livre de
la passion
Un amalgame merveilleux de marbre et de
velours
Ses yeux telles des violettes
dorment mais ne dorment pas
Balqis
Tu es le parfum de mon souvenir
Un cercueil flottant sur un nuage
Ils t'ont tuée à Beyrouth
comme ils tuent les gazelles
après avoir étouffé les mots.
Balqis
Ceci n'est pas un chant funèbre
mais un adieu aux Arabes
Balqis
Nous avons le mal de toi
Nous sommes en manque de toi.
La petite maison se demande
où est passée sa princesse parfumée.
Nous nous noyons d'informations
obscures et n'y voyons rien de bon
Balqis
Nous souffrons jusqu'à la moelle
les enfants ne savent pas
je ne sais pas quoi leur dire
Frapperas-tu bientôt à notre porte?
Laisseras-tu dans l'entrée ton
manteau?
Seras-tu souriante et resplendissante
comme un champ de fleurs?
Balquis
tes plantes vertes poussent toujours
comme des pleureuses sur le mur
ton visage bouge encore
entre les rideaux et le miroir
même ton mégot a gardé
sa lueur et sa fumée en suspens
refuse de s'en aller
Balqis
Nous sommes frappés au coeur
assourdis de silence, sous le choc
Balqis
Pourquoi as-tu emporté mes jours et
mes rêves
et rayé d'un trait les jardins et les
saisons?
O ma femme
Mon amour, mon poème
Toi la lumière de mes yeux
Toi mon oiseau prodigieux
Comment as-tu pu t'envoler
sans un mot d'adieu?
Balqis
C'est l'heure du thé parfumé d'Irak
mûri telle la meilleure eau-de-vie
Mais qui étanchera ma soif ?
Qui a transporté l'Euphrate
et les roses du Tigre
dans notre maison ?
Balqis
La douleur me pénètre
Beyrouth t'a tuée
sans connaître son crime
Beyrouth t'adorait pourtant
ignorant t'avoir tuée
et enterré la lune
Balqis,
ô Balqis
ô Balqis
Tous les nuages pleurent sur toi
Il n'en reste plus aucun pour moi
Balqis comment as-tu pu partir sans un
mot
sans mettre une dernière fois ta main
dans la mienne?
Balqis
Comment as-tu pu nous laisser
frissonner dans le vent
tous les trois perdus
comme une plume sous la pluie?
N'as-tu pas pensé à moi
qui réclame ton amour
autant que Zeinab et Omar. (3)
Le poète avec ses enfants Zeinab et Omar à Beyrouth
Balqis,
Tu es le trésor surréel
la lance irakienne
la forêt de bambou
Tu défies les astres dans leur
noblesse
D'où tiens-tu cette force?
Balqis
Mon amie, ma compagne
Fragile comme un chrysanthème
Beyrouth et la mer nous sont étroits
Il n'y a plus pour nous d'endroits
Balqis
Toi l'incomparable
L'oeuvre sans rivale
Balqis
les détails de notre histoire me
taraudent
et les minutes et les secondes me
tenaillent
chaque épingle à cheveux raconte une
histoire
chacun de tes colliers conserve ta mémoire
jusqu'aux pinces de tes cheveux dorés
qui rappellent à quel point tu étais
adorée
Ta voix irakienne hante
les rideaux
les chaises
les couverts
Tu reposes mais surgis
des miroirs
des anneaux
du poème
des chandelles
des tasses
et du vin rouge
Balqis ô Balqis
Si seulement tu savais
la douleur qui traîne dans tes lieux
communs
Partout ton esprit flotte comme un
oiseau
dans un parfum de bois de Baume
Là tu fumais
Là tu lisais
Là, avec la grâce d'un palmier,
tu coiffais tes cheveux
pour accueillir nos invités
plus vive qu'un glaive du Yémen
Balqis,
Où est ton flacon de Guerlain?
Et la lumière bleue?
Et la cigarette Kent
qui ne quittait jamais tes lèvres?
Où est le chant d'Al Hashimi
pour ma belle?
Ton peigne se souvient en
pleurs de son passé
Peut-il souffrir aussi du manque
d'amour?
Balqis, j'ai du mal à garder mon
sang-froid
au milieu de ces langues de feu et de
cette fumée
Balqis
Ma princesse tu as brûlé
dans une guerre de tribus
Que puis-je écrire sur l'absence de ma
reine?
Ma parole est un cri.
Nous cherchons une étoile déchue
et un corps ayant volé en éclats
comme un miroir
parmi un amas de victimes
Nous nous demandons, mon amour,
ci-gît ta tombe ou celle du peuple arabe ?
O Balqis plus gracieuse qu'un saule
quand tes mèches reposent sur mon
épaule
Tu es ô ma reine une fontaine de noblesse
Balqis
est-ce le destin des Arabes
d'être assassinés par des Arabes
engloutis par des Arabes
éventrés par des Arabes
enterrés par des Arabes
Comment fuir un tel destin?
Le couteau arabe ne sait-il pas la différence
entre le cou d'un homme et celui d'une
femme?
Balqis
s'ils t'ont fait exploser ils doivent savoir comme à Kerbala que toutes les funérailles conduisent à des funérailles.
L'Histoire je ne la lis plus
Mes doigts sont en feu
et mes vêtements souillés de sang.
Nous voici revenus à l'Age de Pierre.
Chaque jour nous ramène mille ans en
arrière.
A Beyrouth la mer n'est plus
depuis que tes yeux ont disparu.
La poésie réclame son poème
aux mots inachevés
mais personne ne répond.
La tristesse, Balqis, saigne mon coeur
comme une orange qu'on presse.
Maintenant je connais la détresse des
mots
le fardeau du langage.
Moi le forgeur de lettres
je ne sais plus écrire.
L'épée s'immisce dans ma poitrine
et dans mes phrases.
Balqis, tu es comme toutes les femmes
la culture incarnée.
Qui a volé Balqis,
le plus heureux des présages
la source de toute écriture?
Tu es l'île et le phare
Balqis...
ma lune, ils t'ont ensevelie sous les
pierres
mais le temps est venu de lever le
rideau
lever le rideau
Lors de l'instruction je dirai :
je connais les noms, les choses
les prisonniers, les martyrs
les pauvres et les déshérités
et je dirai: je connais le tueur
qui a passé ma femme par les armes
et les visages de tous les délateurs
je dirai: notre chasteté est débauche
et notre foi immorale.
je dirai: notre combat est mensonge
et rien ne distingue
la politique de la prostitution
!!
Lors de l'instruction, je dirai:
j'ai reconnu les assassins.
Et je dirai:
Notre monde arabe se spécialise
dans le meurtre du jasmin
et l'assassinat des prophètes
et des messagers.
Même les yeux verts
sont dévorés par les Arabes.
Même les cheveux, les anneaux,
les bracelets, les miroirs et les
poupées.
Même les étoiles craignent ma patrie
et je n'en sais pas la raison.
Même les oiseaux fuient ma patrie
et je n'en sais pas la raison.
Même les astres, les navires,
les nuages,
les cahiers et les livres
et la source de toute beauté
s'oppose aux Arabes
le jour où ton corps de lumière
a volé en éclats
ô Balqis,
ma perle précieuse
je me suis demandé: tuer une femme
est-il
un passe-temps arabe
ou sommes-nous à l'origine
des professionnels du crime?
Balqis,
mon foudroyant pur-sang
j'ai honte de mon Histoire
de ces nations qui achèvent les
chevaux.
Depuis le jour où ils t'ont tuée
ô Balqis
toi la plus belle des patries
l'homme ne sait plus
comment vivre dans sa patrie
comment mourir dans sa patrie.
Je paye de mon sang le plus terrible
des châtiments pour plaire aux gens
Les cieux m'ont rendu à la solitude
comme les feuilles hivernales.
Les poètes naissent-ils de la douleur?
Le poème est-il un coup de poignard?
Ou suis-je le seul à narrer
l'histoire des larmes avec mes yeux?
Lors de l'instruction, je dirai:
ma gazelle a été abattue par Abou
Lahab (4)
Tous les voleurs – du Golfe jusqu'à
l'océan -
détruisent et brûlent
entravent et soudoient
agressent les femmes comme
le voudrait Abou Lahab.
Tous les chiens vaquent à leurs
occupations
mangeant et buvant sur le compte d'Abou Lahab.
Pas de blé dans les champs si Abou
Lahab dit non
Pas d'enfant qui naisse avant que sa
mère
ne soit passée entre les bras d'Abou
Lahab
Pas de prison sans l'avis d'Abou Lahab
Pas de tête coupée sans un ordre
d'Abou Lahab
Lors de l'instruction, je dirai
comment ma princesse a été violée
et comment ils se sont partagés
le bleu de ses yeux
et l'anneau de ses fiançailles
et je dirai comment ils se sont
partagés
ses cheveux ondulant comme des rivières
d'or
Lors de l'instruction, je dirai
comment ils ont volé les versets
sacrés et mis le feu au Coran
Je dirai comment ils ont saigné la beauté et possédé sa bouche
sans laisser de rose ni de raisin
La mort de Balqis est-elle la seule
victoire de l'Histoire des Arabes?
Balqis
ma passion jusqu'à l'ivresse.
Les prophètes menteurs
montent sur le dos des peuples
sans livrer de messages.
Si seulement ils avaient
cueilli une étoile ou une orange
de la triste Palestine!
Si seulement ils avaient
rapporté des plages de Gaza
un galet ou un coquillage!
Si seulement ils avaient libéré
en un quart de siècle
une olive ou un citron,
et effacé la souillure historique!
J'aurais alors remercié tes tueurs,
Balqis, ma passion jusqu'à l'ivresse.
Mais ils ont abandonné la Palestine
pour assassiner une gazelle!
Que peut la poésie, Balquis,
dans cette époque?
Que peut la poésie
dans une ère égoïste
amorale et lâche?
Le monde arabe
est écrasé, opprimé,
et sa langue a été coupée.
Nous sommes l'apogée du crime!
Balqis ils t'ont arrachée à moi
ils ont arraché mon poème
ils ont déchiré l'écriture et le livre,
l'enfance et l'espérance.
Balqis,
ô Balqis
Tu es un ruisseau de larmes ruisselant
sur les cordes d'un violon
J'enseignais à tes tueurs les secrets
de l'amour
mais avant la fin de la course
ils ont abattu mon coursier.
Balqis
Je te demande pardon.
Peut-être as-tu sacrifié ta vie pour la mienne?
Je sais bien que tes
assassins
ciblaient mes mots, mon poème.
Ma beauté, repose en paix.
Après toi, la poésie est morte
et la féminité s'en est allée.
De générations en générations
les enfants réclameront
l'histoire de ta chevelure
Et les amants à venir te liront
toi la maîtresse de l'amour
Et un jour les Arabes comprendront
qu'ils ont tué la prophétesse.
T U E
L A P R O P H
E T E S S E
1 - Samuel et al Muhalhil sont deux guerriers poètes de l'ère présislamique réputés auprès des Arabes pour leur courage et leur générosité. Pour la petite histoire, Samuel s'était converti à la religion juive au Yémen.
2 - Adhamiyah est un quartier de Bagdad sur les rives du Tigre
3 - Zeinab et Omar sont les enfants de Nizar Qabbani et Balqis
4 - Abou Lahab ou le "père de l'enfer", ennemi juré du prophète Mahomet, devait son surnom à ses pommettes rouges et à sa cruauté.
*Balqis est aussi le prénom de la fameuse reine de Saba, d'où les comparaisons avec la Balqis de Nizar.
C'est une drôle de justice qui en dit long sur le pays et sa conception du monde.
Un Emirati de 23 ans accusé d'avoir battu à mort sur un parking de Dubaï une jeune Nigériane s'en est tiré récemment avec quatre ans de prison: trois ans pour meurtre non prémédité et un an pour agression sexuelle. Il était trois heures du matin et l'homme, sans emploi, sortait d'un bar du Crowne Plaza. Dans le parking, il s'est jeté sur un groupe de Nigérianes qui rentraient chez elles parce qu'elles étaient Noires, et donc, selon lui, prostituées ou quelque chose du genre. C'est en voulant se porter à la défense d'une amie que l'homme tentait de tripoter que la victime a été frappée à coup de poings et à coup de pieds. Elle a été un mois dans le coma avant de décéder.
Autre affaire, autre moeurs. Un Emirati a écopé de la peine maximale, soit 25 ans de prison, pour avoir violé une compatriote. Ou plutôt avoir refusé de l'épouser après l'avoir entraînée chez lui et l'avoir forcée à avoir des relations sexuelles. C'était lui, avant ce viol, qui voulait l'épouser, elle qui ne voulait pas. Après cette affaire, les rôles se sont inversés et il ne répondait plus aux appels téléphoniques désespérés de la jeune femme qui l'a donc dénoncé à la police. Et voilà. 25 ans de prison.
La morale de cette histoire pour les hommes émiratis est que violer une compatriote est inacceptable, mais pour ce qui est d'une étrangère, cela dépend sans doute de son origine, de sa couleur et de sa religion...
"On aurait jugé scandaleux que des jeunes filles jouassent au tennis en jupe courte, voire les bras nus, même par le plus chaud des étés, et quand une femme bien élevée croisait les jambes en société, le savoir-vivre trouvait cela épouvantablement choquant, parce que, ainsi, elle aurait pu découvrir ses chevilles sous l'ourlet de la robe. On ne permettait pas même aux éléments, au soleil, à l'air, à l'eau, de toucher la peau nue d'une femme. En pleine mer, elles avançaient péniblement dans de lourds costumes, couvertes du cou jusqu'aux talons (...) Ce n'est ni une légende ni une exagération de prétendre que des femmes sont mortes vieilles dames sans que personne , à l'exception de leur accoucheur, du mari et du laveur de cadavres, eût vu de leur corps ne fût-ce que la ligne des épaules ou les genoux (...)"
Cette description de la répression sexuelle et des névroses d'une époque n'a pas été écrite par un Saoudien ou un Afghan, mais par l'écrivain autrichien Stefan Zweig dans ses mémoires "Le Monde d'hier" qui narrent la Vienne et l'Europe d'avant 1914. Comme quoi les moeurs et les modes peuvent changer très vite et que le monde d'hier est encore bien d'actualité...
Ecoutons encore Zweig : "Il était parfaitement inconcevable que deux jeunes gens de même condition, mais de sexes différents, pussent faire une excursion sans surveillance - ou plutôt la première pensée était qu'il pourrait se passer quelque chose (...) En réalité, rien n'augmentait ni n'échauffait davantage notre curiosité que cette technique maladroite de la dissimulation; et comme on ne voulait pas laisser librement et ouvertement leurs cours aux choses naturelles, la curiosité s'aménageait dans une grande ville ses canaux souterrains, le plus souvent pas très propres. Dans toutes les couches sociales, du fait de cette répression, on sentait chez la jeunesse une surexcitation souterraine qui se manifestait d'une manière enfantine et maladroite... Tout cela paraît aujourd'hui, pur conte de fées ou caricature humoristique; mais cette crainte de tout ce qui est corporel et naturel avait pénétré des classes les plus élevées jusqu'au plus profond de tout le peuple, avec la véhémence d'une véritable névrose. Car peut-on encore se représenter aujourd'hui que vers la fin du siècle passé, quand les premières femmes se risquèrent à bicyclette ou à monter à cheval sur une selle d'homme, les paysans jetèrent des pierres à ces effrontées?"
C'était la première fois que je visitais la foire du livre de Sharjah, l'une des plus importantes de la région. Elle permet au visiteur d'avoir un aperçu unique non seulement sur la création littéraire au Moyen-Orient, mais aussi sur celles en Inde et au Pakistan, dont les ressortissants forment la majorité de la population des Emirats arabes unis.
Des centaines de maisons d'édition du Maroc jusqu'en Inde en passant par le Liban ou l'Egypte avaient cette année installé leur kiosque au centre d'exposition de Sharjah. Il y avait des livres pour tous les goûts et sur tous les sujets, avec une section spéciale consacrée aux enfants et... à la cuisine. Même la police de Sharjah avait son kiosque.
La censure est quotidienne aux Emirats - il n'y a qu'à regarder un film à la télévision pour s'en rendre compte - et cette foire est justement remarquable pour les livres "rares" qu'on y trouve. Ainsi la maison Dar Al Saqi, basée à Londres et à Beyrouth et dont les livres en anglais et en arabe sont pratiquement introuvables aux Emirats, pouvait exposer sans problème ses auteurs.
"Pendant la foire, il n'y a pas ces restrictions qui empêchent d'ordinaire nos livres d'être vendus aux Emirats", a expliqué une responsable de Dar Al Saqi.
J'ai assisté à une conférence de l'Algérienne Ahlam Mosteghanemi, l'un des écrivains arabophones les plus populaires en raison de deux romans, Mémoires d'un corps et Chaos des sens, qui avaient fait sensation au Moyen-Orient pour leur ton très libre et sensuel.
On avait réservé pour sa venue une salle immense remplie de curieux et d'admirateurs, surtout des femmes émiraties qui brandissaient leur téléphone portable pour garder un souvenir du passage de l'écrivaine. Je dis qu'il y avait des curieux car j'avais à mes côtés deux jeunes, lui Palestinien, elle Tunisienne, qui n'avaient jamais entendu parler de Mosteghanemi et qui se trouvaient dans la salle un peu par hasard, "parce qu'(ils) suivaient le mouvement de la foule".
Après la lecture d'un texte un peu fourre-tout, évoquant Napoléon, Nasser et la Palestine, l'auteure de 59 ans a accordé une séance de signatures, digne d'une vedette de la chanson ou du cinéma. Cette cohue pour faire signer un livrer faisait plaisir à voir et contrastait avec la conférence de l'écrivain libyen Ibrahim al Koni qui, lors du dernier Festival de littérature de Dubaï, avait parlé devant une salle à peu près vide.
Ma caméra était en panne et je n'ai donc aucune photo de cette conférence ni de celle de l'Indienne Arundhati Roy qui avait lieu peu après dans une autre salle, hélas plus petite. Jamais je n'ai vu une salle aussi bondée. Même les soldats émiratis ont dû intervenir pour tenter d'endiguer le flot des Indiens venus écouter en famille l'auteure récompensée du Dieu des petits riens (Gods of small things, 1997). Elle n'est pas connue que pour ce roman, le seul qu'elle ait publié jusqu'à maintenant, mais aussi pour son activisme antinucléaire, anti-globalisation et anti-impéraliste (américain, indien...). Ses prises de position en faveur de l'indépendance du Cachemire lui ont valu d'être accusée en justice de "sédition".
L'écrivaine récuse cependant de toutes ses forces l'appellation "défenseur des droits de l'Homme", trop galvaudée à son goût et victime de manipulations "démocratiques" de la part de régimes répressifs.
C'était sans aucun doute la conférence la plus politique de cette foire, mais comme elle ne concernait en rien les révoltes arabes, tout était permis.
Arundhati Roy a parlé de son écriture, confiant travailler sur un deuxième roman, mais aussi et surtout de son engagement pour les plus démunis, contre les nombreuses injustices de ce bas monde. Elle a dénoncé les drones américains dont les bombardements tuent parfois plus d'enfants pakistanais que de terroristes. Sans qu'en parlent, selon elle, les grands médias occidentaux qui font, par contre, leurs choux gras de la tentative barbare d'assassinat de la petite Malala par les talibans.
Elle a enfin égratigné au passage la loi française sur la burqa: "Vouloir retirer de force à une femme la burqa qu'elle porte, c'est la déshabiller, ce n'est pas la libérer"...
Muscat est une ville blanche qui s'étire en langueur le long du Golfe d'Oman, une ville qui se couvre et se découvre au soleil entre des montagnes couleur chair. Impossible donc d'avoir une vue générale de cette cité de près de 800 000 habitants, sauf peut-être du haut des airs.
Pour qui arrive par la route en provenance de Dubaï, Muscat fait plaisir aux yeux. Si la ville est certes difficile à saisir du regard en raison de sa position géographique, elle étale des beautés simples, des villas festonnées et des édifices crénelés camouflant les climatiseurs derrière des moucharabieh. Rien de clinquant, d'artificiel et de m'as-tu-vu comme à Dubaï. Tout y est plus authentique, plus vivant, plus coloré.
La couleur. C'est justement ce qui frappe le plus l'oeil usé par le monochrome du Golfe. A Oman, le monde n'est plus en noir et blanc. Les villas prennent des couleurs le long des routes dès qu'on traverse la frontière. Les femmes peuvent se couvrir de couleur ciel ou d'orange, les hommes en faire de même avec les motifs de leur kumma, ce chapeau rond en tissu brodé que les Omanais auraient rapporté de leur ancienne "colonie" africaine, Zanzibar.
Dans les hôtels et les magasins, dans les rues et sur la corniche, il y a des Omanais qui travaillent, se prélassent ou discutent. Mais ils sont présents. Pas comme aux Emirats où les ressortissants locaux, largement minoritaires dans leur pays, semblent une race en voie d'extinction qu'on ne peut voir que dans les centres commerciaux et certaines entreprises publiques. Aux Emirats, la rue est indienne, afghane et pakistanaise. Pas à Oman.
Il faut dire que le Sultanat d'Oman est beaucoup moins riche en hydrocarbures que les autres Etats du Golfe, exception faite du Yémen voisin, pays le plus pauvre du monde arabe. Oman, c'est le royaume de l'encens, de la myrrhe et de la grenadine, où il faut travailler pour vivre. L'Etat n'a pas les moyens de subventionner son peuple comme on le fait par exemple aux Emirats.
Et c'est pour protester contre leurs conditions de travail et la corruption que des Omanais avaient fait grève et étaient descendus l'an dernier, au plus fort du "Printemps arabe", par centaines, voire par milliers, dans les rues de Muscat et de Sohar, une ville côtière où l'on extrait du cuivre. Après une série d'arrestations musclées (deux morts selon des sources officielles), un supermarché a été incendié à Sohar, un gouverneur a été congédié et le gouvernement a été remanié. Des peines de prison ont été prononcées contre des leaders du mouvement et des militants un peu trop critiques sur les réseaux sociaux. Et tout est officiellement rentré dans l'ordre. Du moins selon les médias locaux qui se contentent en général de rapporter les (beaux) faits et gestes du sultan Qaboos, doyen des chefs d'Etat arabes depuis la chute de Kadhafi.
Au pouvoir depuis 1970, le sultan sans femme ni descendance n'a toutefois rien d'un tyran (même s'il n'est pas un démocrate). Il a la particularité de se passionner pour la musique classique et c'est pourquoi Oman compte depuis 1987 un orchestre symphonique, le seul de la région composé uniquement de musiciens locaux. Pour l'alimenter, il a fallu aussi créer une école de musique où les enfants sont payés pour apprendre. Histoire de les intéresser à cette musique classique. La qualité de l'ensemble laisse à désirer tout comme parfois le talent et la motivation des petits musiciens omanais, selon deux de leurs professeurs, des Européennes rencontrées dans les travées de l'Opéra de Muscat.
Cet opéra, le sultan en rêvait depuis longtemps. Achevé il y a seulement quelques années, c'est une véritable perle architecturale fusionnant art arabe et tradition européenne. Et les plus grands noms de l'art lyrique y défilent pour des représentations devant des salles médusées, décontenancées et parfois clairsemées au retour de l'entracte.
J'ai assisté à un récital de la chanteuse Jessye Norman qui, accompagnée au piano, a interprété les grands classiques du répertoire américain, Porgy and Bess, Stormy Weather, etc. Je pensais que ce genre de concert attirerait surtout des expatriés et j'ai été surprise de constater le grand nombre de jeunes omanais et omanaises (ils ne se mélangent pas). La salle n'était toutefois pas pleine et, après l'entracte, elle l'était encore moins, surtout au parterre. Le pianiste a joué un solo de Duke Ellington, cinq minutes qui ont agacé au parterre un Omanais qui applaudissait sans discontinuer...bien avant la fin du morceau. Mais le bonheur de Jessye Norman de chanter sur scène est contagieux et a tout emporté...
Ce qui m'a impressionnée le plus à l'opéra, outre la voix de l'interprète, c'est le nombre affolant de gardes de sécurité en dishdasha déployés dans l'enceinte. Pour comprendre mon étonnement, il faut dire que je m'étais promenée un peu plus tôt dans la journée devant la caserne militaire chargée de protéger le palais présidentiel, construit au bord de l'eau, là où les Britanniques avaient jadis élu domicile, quelques siècles après les Portugais. Les soldats omanais allaient et venaient dans leur uniforme, souriants et affables, et l'un d'entre eux - que je questionnais sur la baie - me dit même de prendre autant de photos que je le voulais. Quand on sait tous les problèmes qu'on peut avoir dans le reste du monde si l'on photographie, même par mégarde, des positions militaires... Je ne me suis donc pas gênée pour immortaliser en cliché l'arrière du palais, protégé par des batteries anti-aériennes.