samedi 10 novembre 2012

Le monde d'hier et d'ici...

"On aurait jugé scandaleux que des jeunes filles jouassent au tennis en jupe courte, voire les bras nus, même par le plus chaud des étés, et quand une femme bien élevée croisait les jambes en société, le savoir-vivre trouvait cela épouvantablement choquant, parce que, ainsi, elle aurait pu découvrir ses chevilles sous l'ourlet de la robe.

On ne permettait pas même aux éléments, au soleil, à l'air, à l'eau, de toucher la peau nue d'une femme. En pleine mer, elles avançaient péniblement dans de lourds costumes, couvertes du cou jusqu'aux talons (...) 

Ce n'est ni une légende ni une exagération de prétendre que des femmes sont mortes vieilles dames sans que personne , à l'exception de leur accoucheur, du mari et du laveur de cadavres, eût vu de leur corps ne fût-ce que la ligne des épaules ou les genoux (...)"


Cette description de la répression sexuelle et des névroses d'une époque n'a pas été écrite par un Saoudien ou un Afghan, mais par l'écrivain autrichien Stefan Zweig dans ses mémoires "Le Monde d'hier" qui narrent la Vienne et l'Europe d'avant 1914. Comme quoi les moeurs et les modes peuvent changer très vite et que le monde d'hier est encore bien d'actualité...



Ecoutons encore Zweig :

 "Il était parfaitement inconcevable que deux jeunes gens de même condition, mais de sexes différents, pussent faire une excursion sans surveillance - ou plutôt la première pensée était qu'il pourrait se passer quelque chose (...) 

En réalité, rien n'augmentait ni n'échauffait davantage notre curiosité que cette technique maladroite de la dissimulation; et comme on ne voulait pas laisser librement et ouvertement leurs cours aux choses naturelles, la curiosité s'aménageait dans une grande ville ses canaux souterrains, le plus souvent pas très propres.

Dans toutes les couches sociales, du fait de cette répression, on sentait chez la jeunesse une surexcitation souterraine qui se manifestait d'une manière enfantine et maladroite...

Tout cela paraît aujourd'hui, pur conte de fées ou caricature humoristique; mais cette crainte de tout ce qui est corporel et naturel avait pénétré des classes les plus élevées jusqu'au plus profond de tout le peuple, avec la véhémence d'une véritable névrose. Car peut-on encore se représenter aujourd'hui que vers la fin du siècle passé, quand les premières femmes se risquèrent à bicyclette ou à monter à cheval sur une selle d'homme, les paysans jetèrent des pierres à ces effrontées?"


La "Sharjah book fair", Mosteghanemi et Arundhati Roy


C'était la première fois que je visitais la foire du livre de Sharjah, l'une des plus importantes de la région. Elle permet au visiteur d'avoir un aperçu unique non seulement sur la création littéraire au Moyen-Orient, mais aussi sur celles en Inde et au Pakistan, dont les ressortissants forment la majorité de la population des Emirats arabes unis.

Des centaines de maisons d'édition du Maroc jusqu'en Inde en passant par le Liban ou l'Egypte avaient cette année installé leur kiosque au centre d'exposition de Sharjah. Il y avait des livres pour tous les goûts et sur tous les sujets, avec une section spéciale consacrée aux enfants et... à la cuisine. Même la police de Sharjah avait son kiosque.

La censure est quotidienne aux Emirats - il n'y a qu'à regarder un film à la télévision pour s'en rendre compte -  et cette foire est justement remarquable pour les livres "rares" qu'on y trouve. Ainsi la maison Dar Al Saqi, basée à Londres et à Beyrouth et dont les livres en anglais et en arabe sont pratiquement introuvables aux Emirats, pouvait exposer sans problème ses auteurs.

"Pendant la foire, il n'y a pas ces restrictions qui empêchent d'ordinaire nos livres d'être vendus aux Emirats", a expliqué une responsable de Dar Al Saqi.


J'ai assisté à une conférence de l'Algérienne Ahlam Mosteghanemi, l'un des écrivains arabophones les plus populaires en raison de deux romans, Mémoires d'un corps et Chaos des sens, qui avaient fait sensation au Moyen-Orient pour leur ton très libre et sensuel.

On avait réservé pour sa venue une salle immense remplie de curieux et d'admirateurs, surtout des femmes émiraties qui brandissaient leur téléphone portable pour garder un souvenir du passage de l'écrivaine. Je dis qu'il y avait des curieux car j'avais à mes côtés deux jeunes, lui Palestinien, elle Tunisienne, qui n'avaient jamais entendu parler de Mosteghanemi et qui se trouvaient dans la salle un peu par hasard, "parce qu'(ils) suivaient le mouvement de la foule".

Après la lecture d'un texte un peu fourre-tout, évoquant Napoléon, Nasser et la Palestine, l'auteure de 59 ans a accordé une séance de signatures, digne d'une vedette de la chanson ou du cinéma. Cette cohue pour faire signer un livrer faisait plaisir à voir et contrastait avec la conférence de l'écrivain libyen Ibrahim al Koni qui, lors du dernier Festival de littérature de Dubaï, avait parlé devant une salle à peu près vide.

Ma caméra était en panne et je n'ai donc aucune photo de cette conférence ni de celle de l'Indienne Arundhati Roy qui avait lieu peu après dans une autre salle, hélas plus petite. Jamais je n'ai vu une salle aussi bondée. Même les soldats émiratis ont dû intervenir pour tenter d'endiguer le flot des Indiens venus écouter en famille l'auteure récompensée du Dieu des petits riens (Gods of small things, 1997). Elle n'est pas connue que pour ce roman, le seul qu'elle ait publié jusqu'à maintenant, mais aussi pour son activisme antinucléaire, anti-globalisation et anti-impéraliste (américain, indien...). Ses prises de position en faveur de l'indépendance du Cachemire lui ont valu d'être accusée en justice de "sédition".

L'écrivaine récuse cependant de toutes ses forces l'appellation "défenseur des droits de l'Homme", trop galvaudée à son goût et victime de manipulations "démocratiques" de la part de régimes répressifs.

C'était sans aucun doute la conférence la plus politique de cette foire, mais comme elle ne concernait en rien les révoltes arabes, tout était permis.

Arundhati Roy a parlé de son écriture, confiant travailler sur un deuxième roman, mais aussi et surtout de son engagement pour les plus démunis, contre les nombreuses injustices de ce bas monde. Elle a dénoncé les drones américains dont les bombardements tuent parfois plus d'enfants pakistanais que de terroristes. Sans qu'en parlent, selon elle, les grands médias occidentaux qui font, par contre, leurs choux gras de la tentative barbare d'assassinat de la petite Malala par les talibans.

Elle a enfin égratigné au passage la loi française sur la burqa: "Vouloir retirer de force à une femme la burqa qu'elle porte, c'est la déshabiller, ce n'est pas la libérer"...


mardi 30 octobre 2012

Muscat



Muscat est une ville blanche qui s'étire en langueur le long du Golfe d'Oman, une ville qui se couvre et se découvre au soleil entre des montagnes couleur chair. Impossible donc d'avoir une vue générale de cette cité de près de 800 000 habitants, sauf peut-être du haut des airs.



Pour qui arrive par la route en provenance de Dubaï, Muscat fait plaisir aux yeux. Si la ville est certes difficile à saisir du regard en raison de sa position géographique, elle étale des beautés simples, des villas festonnées et des édifices crénelés camouflant les climatiseurs derrière des moucharabieh. Rien de clinquant, d'artificiel et de m'as-tu-vu comme à Dubaï. Tout y est plus authentique, plus vivant, plus coloré.

La couleur. C'est justement ce qui frappe le plus l'oeil usé par le monochrome du Golfe. A Oman, le monde n'est plus en noir et blanc. Les villas prennent des couleurs le long des routes dès qu'on traverse la frontière. Les femmes peuvent se couvrir de couleur ciel ou d'orange, les hommes en faire de même avec les motifs de leur kumma, ce chapeau rond en tissu brodé que les Omanais auraient rapporté de leur ancienne "colonie" africaine, Zanzibar.



Dans les hôtels et les magasins, dans les rues et sur la corniche, il y a des Omanais qui travaillent, se prélassent ou discutent. Mais ils sont présents. Pas comme aux Emirats où les ressortissants locaux, largement minoritaires dans leur pays, semblent une race en voie d'extinction qu'on ne peut voir que dans les centres commerciaux et certaines entreprises publiques. Aux Emirats, la rue est indienne, afghane et pakistanaise. Pas à Oman.

Il faut dire que le Sultanat d'Oman est beaucoup moins riche en hydrocarbures que les autres Etats du Golfe, exception faite du Yémen voisin, pays le plus pauvre du monde arabe. Oman, c'est le royaume de l'encens, de la myrrhe et de la grenadine, où il faut travailler pour vivre. L'Etat n'a pas les moyens de subventionner son peuple comme on le fait par exemple aux Emirats.


Et c'est pour protester contre leurs conditions de travail et la corruption que des Omanais avaient fait grève et étaient descendus l'an dernier, au plus fort du "Printemps arabe", par centaines, voire par milliers, dans les rues de Muscat et de Sohar, une ville côtière où l'on extrait du cuivre. Après une série d'arrestations musclées (deux morts selon des sources officielles), un supermarché a été incendié à Sohar, un gouverneur a été congédié et le gouvernement a été remanié. Des peines de prison ont été prononcées contre des leaders du mouvement et des militants un peu trop critiques sur les réseaux sociaux. Et tout est officiellement rentré dans l'ordre. Du moins selon les médias locaux qui se contentent en général de rapporter les (beaux) faits et gestes du sultan Qaboos, doyen des chefs d'Etat arabes depuis la chute de Kadhafi.


Au pouvoir depuis 1970, le sultan sans femme ni descendance n'a toutefois rien d'un tyran (même s'il n'est pas un démocrate). Il a la particularité de se passionner pour la musique classique et c'est pourquoi Oman compte depuis 1987 un orchestre symphonique, le seul de la région composé uniquement de musiciens locaux. Pour l'alimenter, il a fallu aussi créer une école de musique où les enfants sont payés pour apprendre. Histoire de les intéresser à cette musique classique. La qualité de l'ensemble laisse à désirer tout comme parfois le talent et la motivation des petits musiciens omanais, selon deux de leurs professeurs, des Européennes rencontrées dans les travées de l'Opéra de Muscat.


Cet opéra, le sultan en rêvait depuis longtemps. Achevé il y a seulement quelques années, c'est une véritable perle architecturale fusionnant art arabe et tradition européenne. Et les plus grands noms de l'art lyrique y défilent pour des représentations devant des salles médusées, décontenancées et parfois clairsemées au retour de l'entracte.


J'ai assisté à un récital de la chanteuse Jessye Norman qui, accompagnée au piano, a interprété les grands classiques du répertoire américain, Porgy and Bess, Stormy Weather, etc. Je pensais que ce genre de concert attirerait surtout des expatriés et j'ai été surprise de constater le grand nombre de jeunes omanais et omanaises (ils ne se mélangent pas). La salle n'était toutefois pas pleine et, après l'entracte, elle l'était encore moins, surtout au parterre. Le pianiste a joué un solo de Duke Ellington, cinq minutes qui ont agacé au parterre un Omanais qui applaudissait sans discontinuer...bien avant la fin du morceau. Mais le bonheur de Jessye Norman de chanter sur scène est contagieux et a tout emporté...

Ce qui m'a impressionnée le plus à l'opéra, outre la voix de l'interprète, c'est le nombre affolant de gardes de sécurité en dishdasha déployés dans l'enceinte. Pour comprendre mon étonnement, il faut dire que je m'étais promenée un peu plus tôt dans la journée devant la caserne militaire chargée de protéger le palais présidentiel, construit au bord de l'eau, là où les Britanniques avaient jadis élu domicile, quelques siècles après les Portugais. Les soldats omanais allaient et venaient dans leur uniforme, souriants et affables, et l'un d'entre eux - que je questionnais sur la baie - me dit même de prendre autant de photos que je le voulais. Quand on sait tous les problèmes qu'on peut avoir dans le reste du monde si l'on photographie, même par mégarde, des positions militaires... Je ne me suis donc pas gênée pour immortaliser en cliché l'arrière du palais, protégé par des batteries anti-aériennes.






lundi 29 octobre 2012

Oman et la "Montagne verte"



Voici quelques photos de ma "traversée"de Nizwa et de la région montagneuse du Sultanat d'Oman qu'on appelle en arabe la "verte" (Jabal Akhdar) en raison de ses cultures en terrasses et de ses étroites vallées touffues de grenadiers. 

Lors de ses pérégrinations dans les déserts d'Arabie à la fin des années 1940, l'explorateur britannique Wilfred Thesiger raconte avoir été empêché de franchir ce territoire omanais qui était alors un imamat en conflit avec Muscat et interdit aux non-musulmans et étrangers. 

Le sultan dut même appeler en renfort dans les années 1950 l'aviation britannique pour reprendre le contrôle de cette région montagneuse, très difficile d'accès pour les fantassins et les chars de l'armée. Gardée par une clôture grillagée, la carcasse rouillée de ce qu'on présente comme un hélicoptère de combat britannique témoigne de cette guerre de cinq ans. La dépouille du pilote repose, dit-on, à côté des vestiges de l'appareil, dans un petit mausolée de pierres plates.






Vaincu en 1954 par les troupes du sultan, le dernier imam de cette dynastie ibadite (l'un des courants rigoristes les plus anciens de l'islam), Ghalib bin Ali, est mort en 2009 dans son exil saoudien, sans jamais avoir revu ses montagnes en dépit d'une amnistie.


On peut aujourd'hui accéder sans difficultés à ces montagnes par une route en lacets parfaitement pavée, agrémentée de voies de secours, si jamais les freins lâchaient pendant la descente. Sécurité oblige après maints accidents dans la région, dit-on, seuls les véhicules 4X4 sont autorisés sur cette route. Un barrage de l'armée installé à l'entrée du col se charge de faire respecter la loi.


L'armée semble d'ailleurs tenir fermement les rênes de cette région jadis "rebelle" où elle compte une vaste base militaire. Tous les guides touristiques semblent issus de ses rangs ou des forces de sécurité, peut-être, qui sait, l'un des plus importants employeurs de la région. Et personne ne peut avoir droit à un bout de terrain de la "Montagne verte" s'il n'en est pas originaire...


Natif de Nizwa, notre guide était officier ingénieur dans l'armée de l'air. Il nous fit écouter en voiture un discours enregistré du Sultan, histoire de nous faire comprendre qu'il n'y aurait pas de révolte à Oman contre celui qui est le doyen des chefs d'Etat arabes depuis l'éclatement du soi-disant "Printemps arabe".

Il est vrai que le sultan Qaboos, au pouvoir depuis 1970 après avoir renversé son père sans effusion de sang, a fait beaucoup pour son peuple en termes d'éducation et d'infrastructures, et ce, en dépit de ressources pétrolières limitées.


Parlant de la Syrie, un sujet qui fait l'unanimité contre Bachar al-Assad dans les pays du Golfe, j'ai été un peu étonnée par l'ignorance de notre guide qui n'avait aucune idée de ce qu'était la secte alaouite de Bachar, n'avait jamais entendu parler des Druzes ni de leur flamboyant chef libanais Walid Jumblatt, et ne soupçonnait sans doute pas même l'existence de chrétiens parmi les Arabes. Sur cette planète, savoir lire est une chose, mais pouvoir s'ouvrir à la diversité du monde en est une autre beaucoup plus ardue.


mardi 18 septembre 2012

Sur la route de Sharjah et Fujairah


Il suffit de rouler moins d'une heure pour que s'évanouisse la démesure artificielle de Dubaï. Loin des gratte-ciel, sur la route du désert parfois balayée par des serpents de sable, on traverse un paysage couleur plage fait de broussailles et de pylônes géants. Mais si on longe la côte vers Sharjah, l'Emirat voisin, plus pauvre et conservateur, les lumières de la ville nous accompagnent sans interruption, sauf que le décor d'apparat disparaît très vite pour laisser place à des immeubles trapus et une succession d'échoppes. Plus de femmes dans les rues, mais des hommes en shalwar kameez, cette longue chemise à collet que portent traditionnellement Pakistanais et Afghans. C'est un peu Kaboul, sans le désordre et la cohue des hommes circulant à pieds ou à vélo avec derrière une femme en burqa bleu ciel.

Sharjah
Sharjah est devenu une sorte de banlieue de Dubaï où ont élu domicile nombre d'expatriés asiatiques, ces "petites mains" qui font tourner la grande ville. Sharjah est le seul des sept Emirats à interdire sur son territoire la vente et consommation d'alcool depuis, dit-on, la mort du jeune prince héritier qui, grand amateur de tout ce qui étourdit, a succombé en 1999 à une overdose. L'alcool est interdit même dans les hôtels attirant malgré tout une vaste clientèle russe, trop pauvre pour s'offrir les palaces de Dubaï. Tellement qu'un riche entrepreneur ukrainien y a financé la construction d'une église orthodoxe aux bulbes bleus, la seule du genre dans tout le Golfe arabo-persique. Il faut dire, pour les amateurs de vodka, que Dubaï la "dégénérée" n'est pas très loin et que les hôtels organisent des navettes gratuites pour les centres commerciaux de la ville...

Sharjah
Mais la ville sans charme de Sharjah est, non sans paradoxe, surtout connue pour son rôle moteur aux Emirats et dans le Golfe dans la promotion de la culture, grâce à sa biennale des arts et son salon du livre. Cette ville de près d'un million d'habitants a même été déclarée par l'Unesco "capitale culturelle du monde arabe". Ses berges abritent un très joli musée de l'islam, un étonnant musée d'art, et la Barjeel Art Foundation de Sultan Sooud al-Qassemi (les al-Qassemi sont une grande tribu dont une branche règne sur Sharjah et une autre sur l'Emirat de Ras al Khaimah) qui y expose sa collection d'oeuvres d'art arabes contemporaines. Ce diplômé de l'Université américaine de Paris est un hyperactif des réseaux sociaux qui a connu son heure de gloire médiatique lors du "Printemps arabe". Il est plutôt discret sur la situation dans son propre pays, avec raison. La liberté d'expression y a bien sûr des limites, comme l'a montré le scandale de l'an dernier de la biennale de Sharjah qui a valu à son directeur d'être congédié par l'émir (un artiste algérien avait manqué beaucoup de subtilité concernant sexe et islam, deux tabous arabes). Mais ça, c'est une autre histoire.

Au bord du canal de Sharjah
Si on pousse le voyage plus loin vers le Golfe d'Oman, on arrive dans l'Emirat de Fujairah, niché entre deux portions de territoire du Sultanat d'Oman. C'est un bout de terre lunaire, inhospitalier à la vie, chargé de montagnes stériles de pierres plates et pointues, semblant prêtes à s'écrouler au moindre soubresaut. A part les éternels étals de choses inutiles le long d'une autoroute, il n'y a rien d'autre que le dénuement. Et c'est avec un peu d'étonnement qu'on croise au milieu de cette sécheresse de soudaines oasis et une usine siphonnant avec soin une source d'eau souterraine. Mais les apparences sont trompeuses dans les mondes arabes: cet émirat aride est en fait le plus "pluvieux" de toute la fédération en raison de son relief montagneux, ce qui lui permet même de procéder à des récoltes une fois l'an.

L'eau, même salée, c'est la vie. Et soudain, juste avant de prendre le dernier tournant avant de voir se déployer l'océan, il y a un gigantesque supermarché, plus vaste que tous ceux de Cuba réunis, puis une enfilade d'immeubles résidentiels. Le long de la côte se dressent plusieurs complexes hôteliers, dont l'architecture cadre parfois mal avec la toile de fond austère de montagnes bleutées qui, vue de loin, gagnent en beauté et en mystère.

Pêcheurs au large de Fujairah

Comptant à peine 140.000 habitants, Fujairah est pourtant d'une haute importance stratégique pour les Emirats car c'est le seul territoire de cette fédération bénéficiant d'un port sur le Golfe d'Oman. Un oléoduc transportant du pétrole saoudien vers le terminal de Fujairah a été mis en service récemment pour réduire le flux des pétroliers transitant par le détroit d'Ormuz, ce bras de mer reliant le Golfe arabo-persique au Golfe d'Oman que l'Iran menace régulièrement de fermer. Quand on sait que près de 40% de la production mondiale d'or noir passe par ce détroit, on comprend le rôle central que joue désormais ce terminal. Et il n'y a qu'à voir les dizaines et dizaines de réservoirs d'hydrocarbures qui s'étendent sur des kilomètres en périphérie de la ville pour s'en assurer.

Sinon il n'y a pas grand-chose d'autre pour le touriste dans cette ville assoupie, à part un fort datant du 16e siècle qui vient d'être restauré. Hamad bin Mohammed al-Sharqi règne depuis 1974 sur ce petit émirat - avec l'aide de son frère qui tiendrait la haute main sur les affaires commerciales -, ce qui en fait l'un des plus anciens dirigeants arabes encore en service.

Les sept émirs fondateurs de la fédération devant le fort de Fujairah
Revenir à Dubaï, c'est donc revenir un peu dans un autre monde. Un monde où beaucoup d'Emiratis, largement minoritaires sur leur propre terre, se sentent aliénés culturellement et socialement. J'aurai l'occasion de revenir plus amplement sur ce sujet, celui des disparités entre les sept émirats arabes unis, qui commence à devenir une source d'inquiétude pour les autorités dans la foulée du "Printemps arabe".

Une plage de Fujairah

mercredi 22 août 2012

Dubaï, un refuge pour les homosexuels arabes?


Dubaï est la ville de toutes les démesures et paradoxes. Qui aurait cru que ce petit Emirat conservateur, à quelques coudées de l'Arabie saoudite, deviendrait en quelque sorte un refuge pour les homosexuels arabes? Certainement pas Rania. Cette femme menue, le regard vif souligné au crayon noir, a quitté la Syrie il y a dix ans. Elle a vécu deux ans à Londres avant de s'installer à Dubaï où sa compagne, également syrienne, est venue la rejoindre. « Mon amie n'arrivait pas à obtenir un visa pour la Grande-Bretagne et je n'arrivais pas à trouver un emploi convenable à Beyrouth. Dubaï était notre dernier choix, mais nous ne le regrettons pas, nous avons trouvé ici une liberté qui nous aurait fait défaut dans tout autre pays arabe », dit Rania qui, à 46 ans, dirige une agence de publicité.

Cette liberté n'est pas celle de s'afficher publiquement -- l'homosexualité y est illégale comme dans tous les pays arabes --, mais de vivre sa vie loin des regards indiscrets. Dubaï, c'est un peu l'Amérique, une ville cosmopolite de deux millions d'habitants, où chacun vit dans son monde sans s'inquiéter des qu'en-dira-t-on. « Il y a ici un anonymat qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde arabe. Je ne connais même pas mes voisins de palier, ce qui serait inimaginable à Beyrouth, à Damas, ou au Caire, où tout le monde se connaît », raconte Rania.

Lina, sa compagne depuis bientôt 15 ans, approuve. «A Dubaï, on peut tout faire tant qu'on reste discret». Les deux femmes n'ont de toute façon jamais eu l'intention de dévoiler au grand jour leur vie intime, sauf à quelques proches. Et cela ne s'est pas fait sans douleur. « Nos soeurs le savent et l'acceptent même si cela été difficile au début. Nos amies les plus proches ont été aussi informées et compréhensives, sauf quelques-unes qui refusent désormais de nous parler. Nos parents, ils sont d'une autre génération, ils ne comprendraient pas et ça leur briserait le coeur pour rien».


Si pour les homosexuels arabes, qu'ils soient Irakiens, Egyptiens ou Syriens, Dubaï est en quelque sorte un havre, il n'en est pas de même pour les Emiratis. Minoritaires sur leur terre (ils représentent environ 16% de la population), ils ne peuvent compter ni sur l'anonymat ni sur une attitude compréhensive de leurs proches alors que l'homosexualité est considérée comme une maladie honteuse.

Abdulla, un Emirati de 25 ans, en sait quelque chose. Parti étudier au Canada à l'âge de 17 ans, il discute un peu trop ouvertement de sa sexualité sur internet. Confronté par sa famille qui a eu vent de ses « affinités avec des invertis », il avoue son homosexualité. Sommé de rentrer au pays pour « subir un traitement hormonal», il refuse et demande au Canada le statut de réfugié, qui lui est accordé. Il a depuis coupé tous les ponts avec sa famille.

Voulant venir en aide à des compatriotes dans la même situation, il a mis en ligne l'an dernier sur les réseaux sociaux un groupe de défense des droits des homosexuels aux Emirats arabes unis. « Nous voulons juste que l'homosexualité soit dépénalisée, qu'elle ne soit plus qualifiée de maladie ».

L'homosexualité est pourtant bien présente, selon Abdulla, dans les Emirats et les autres pays du Golfe où, en raison d'une certaine ségrégation, il est parfois plus facile de rencontrer des gens du même sexe que du sexe opposé. « Certains hommes ont des relations homosexuelles occasionnelles par frustration, sans se considérer gay pour autant. C'est juste du sexe pour eux. Mais pour les Emiratis qui ont une attirance émotionnelle et amoureuse pour le même sexe, ils n'ont pas d'autre choix que de vivre une double vie, c'est-à-dire de se marier et de voir leur amant en cachette ».

« Si j'en juge par les menaces que nous recevons sur twitter, la religion joue certainement un rôle important dans la condamnation de l'homosexualité dans le monde arabe. En ce sens ce n'est pas très différent du Canada ou des Etats-Unis », estime encore Abdulla.

A Dubaï, il n'y a bien sûr pas de lieux de rencontre publics pour les homosexuels, pas vraiment de « bars ou de clubs » connus pour attirer une clientèle gay comme à Beyrouth. C'est sur les réseaux sociaux que les rencontres privées s'organisent. L'intervention de la police en 2005 dans un hôtel d'Abu Dhabi avait suscité bien des remous. Des 26 homosexuels arrêtés, quatre expatriés (un Indien, trois Arabes) avaient été déportés et un traitement hormonal avait été « proposé » aux 22 Emiratis, dont certains étaient « travestis en femme pour participer à un mariage gay », selon la police.

Abdulla ne regrette pas son choix de vivre sa sexualité "ouvertement" même si son pays lui manque parfois. Il sait que s'il était resté aux Emirats, il aurait dû mener, un peu comme Lina et Rania, une vie socialement « refoulée » au nom de sa liberté intime. « Il y a tellement de combats à mener dans le monde arabe pour les droits de l'Homme, qu'on ne sait plus par où commencer», soupire Rania.

samedi 9 juin 2012

Le Garçon qui voulait dormir

Le Garçon qui voulait dormir (2011 pour la version française) est le seul livre que j'ai lu de l'auteur israélien Aharon Appelfeld, et je l'ai trouvé beau et intéressant, assez pour avoir le désir d'en parler ici. Après tout, qu'on le veuille ou nous, qu'on soit pour ou contre, les histoires israéliennes font désormais partie du paysage arabe et influent avec plus ou moins de malheur sur leur politique, et ce, du Levant jusqu'au Golfe.

C'est l'histoire donc d'un garçon juif qui, au sortir de la la deuxième guerre mondiale, se retrouve en Italie dans un camp de "rééducation" juif, si je puis dire. Il s'agit de faire de ces jeunes rescapés des camps de la mort nazis des "hommes nouveaux", d'effacer leur passé immédiat, forcément tragique, et de leur donner une nouvelle identité hébraïque avant leur envoi en Palestine, alors sous mandat britannique. Un des personnages préfère se suicider plutôt que de perdre son identité. Le héros de l'histoire, lui, se réfugie dans le sommeil où il retrouve en rêves sa vie d'avant et discute de façon très réaliste de celle en cours avec ses parents, tués pendant la guerre. C'est très beau, très sensible, très poétique.

J'ai trouvé très intéressante la description de la formation militaire et idéologique de ces jeunes traumatisés par les violences inouïes de la guerre ou des camps. Pour eux, la guerre n'est pas finie. Elle continue sur une autre terre, en Palestine, où il faut tuer l'ennemi. Un ennemi qui n'est jamais identifié, un ennemi qui n'a pas d'identité, un ennemi vidé de son histoire, de son humanité et donc bientôt de son avenir. Jamais le mot Arabe ou Palestinien n'apparaît dans le livre. Cela dit beaucoup et permet de comprendre en partie toute la brutalité dont ont fait et continuent de faire preuve nombre d'Israéliens à l'égard des Palestiniens.

Je me souviens d'une "mission" en Cisjordanie. C'était en 2002, à l'époque où l'armée israélienne avait investi la mouqata, le QG de Yasser Arafat à Ramallah. J'avais été dépêchée dans une colonie, pas très loin de la ville de Naplouse, pour couvrir des funérailles. Une mère et trois de ses enfants avaient été tués par balles par un homme, un Palestinien, qui s'était infiltré de nuit dans leur maison. Le meurtrier, qui venait d'un village voisin, avait dû traverser plusieurs barrières et clôtures de sécurité pour rejoindre la petite colonie, une rangée de maisons en contreplaqué identiques, juchée sur une colline aride. Il avait dû déjouer la vigilance de soldats israéliens qui contrôlent les grands axes routiers de Cisjordanie et assurent la sécurité des colonies, ces métastases israéliennes sur des terres qui appartiennent pourtant de jure à la Palestine. Le tueur, un jeune homme d'une vingtaine d'années, devait bien comprendre en route qu'il ne reviendrait jamais sur ses pas, qu'il ne sortirait pas vivant d'une telle équipée meurtrière. Il avait tué d'une rafale un voisin des victimes qui avait accouru sur les lieux avant d'être lui même abattu par des soldats israéliens.

Le jour des funérailles avait été un nouveau jour de haine. Des colons s'en étaient pris à des officiers de Tsahal qu'ils accusaient de ne pas les défendre, ils s'en étaient aussi pris au photographe qui m'accompagnait, l'empoignant par le cou avant que des soldats interviennent. Une femme d'une trentaine d'années, portant la perruque des juives orthodoxes, m'avait prise à part. Elle était née et avait grandi à Londres avant de "suivre l'appel de Dieu et de retourner en Israël". "Retourner?" lui avais-je demandé. "Oui, retourner. C'est notre terre ici. Il n'y a pas d'autre peuple que notre peuple ici. Ceux-là sont venus après, pour nous voler nos terres", avait-elle dit en pointant le rectangle de misère et de poussière que formait en contrebas un village palestinien. Et c'est dans ce hameau où s'était rendu un groupe de colons après les funérailles pour incendier des échoppes et lyncher un Palestinien de 22 ans. Tout cela - un tueur est un tueur peu importe sa race, sa cause et sa religion - s'appelle du fanatisme. Il y a des fanatiques de toutes les couleurs, des fanatiques israéliens et palestiniens, des fanatiques saoudiens et américains pour qui tout est noir ou blanc, jamais gris, et c'est toujours un peu déstabilisant d'être en face de ces gens, car il n'y a aucune discussion possible, aucun raisonnement qui tienne devant leurs certitudes, toute parole saine et sensée se heurte à un mur. Et c'est bien à ça, à un mur, que ressemblent aujourd'hui ces contrées de soleil et d'oliviers.